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Et contaminé, et fragmenté, et désossé : l’espace des indésirables

« Les idées sont les étoiles à l’opposé du soleil de la révélation. Elles ne brillent pas au grand jour de l’histoire, elles n’agissent en lui que de manière invisible. Elles ne brillent que dans la nuit de la nature. Dès lors les œuvres d’art se définissent comme des modèles d’une nature qui n’attend aucun jour et donc qui n’attend pas non plus de jour du jugement, comme des modèles d’une nature qui n’est pas la scène de l’histoire ni le lieu où réside l’homme. La nuit sauvée. »

(Walter Benjamin, « Lettre du 9 décembre 1923 à Florens Christian Rang », Correspondance)

 

 

Cet extrait d’une lettre de Walter Benjamin m’a été envoyé par Adrien Menu suite à nos échanges sur le nouveau corpus d’œuvres qu’il a produit pendant sa résidence à Nice en vue de l’exposition Et Transir. Elle me permet de souligner que malgré leurs pratiques distinctes, Adrien et Mathilde partagent une conscience aigue des questions politiques et envisagent tous deux leur travail dans un contexte social, économique et politique qui en informe les conditions et le sens. La figure de Benjamin révèle une affinité partagée par les deux artistes, un intérêt vivace la figure du narrateur ?. Si les œuvres d’Adrien Menu font peu usage du langage verbal[1], sa manière de faire entrer en résonance l’espace d’exposition avec les espaces de la maison, de l’usine, ou de l’atelier d’artiste engage la question du récit car il partage avec les visiteurs des éléments très spécifiques de ses expériences personnelles et de sa manière de voir le monde.

 

La vision du monde qui se déploie sous les yeux du visiteur recèle une obscurité particulière au sein de laquelle on pourrait entendre « gronder sourdement la sombre voix du peuple ». Lors de nos discussions, Adrien évoquait en effet l’ambiance angoissante du Paris de la Commune décrit par Victor Hugo dans les Misérables, un Paris au bord de l’émeute dans lequel la splendeur légendaire de la ville s’effondre au profit d’une ambiance caverneuse, crépusculaire, et funèbre. A travers ces références historiques, Adrien Menu met en exergue un ensemble de relations très spécifique au temps, à la lumière, au corps et à la représentation. Il pense l’exposition comme une mise en réseau entre les œuvres, l’espace de la galerie, et les corps des visiteurs. Il tente de convoquer une temporalité ralentie, un espace où le mouvement, et la vie et la mort, semblent en suspens. Cette suspension du mouvement, ou son ralentissement extrême, se matérialise de diverses manières dans l’ensemble du travail.

 

Différentes œuvres évoquent des machines désarticulées, ou désossées, tels que les convoyeurs, trois au total, qui ponctuent l’espace d’exposition. Les convoyeurs nous renvoient littéralement à l’espace de travail de l’usine, dont l’artiste a pu faire l’expérience et dont il choisit d’extraire des images volontairement incomplètes. Les convoyeurs ne sont pas des objets récupérés, Adrien Menu les construit à partir de sa perception subjective de l’objet industriel ; il procède à une série d’effacements et de soustractions pour ne prélever qu’une figure dont la ressemblance avec l’objet réel est incontestable mais avec lequel l’écart n’en est pas moins immense. Ainsi il agit sur des images mentales, à la limite de la ressemblance, en cherchant la distance au réel la plus juste pour produire une contamination entre les espaces distincts du domestique, de l’usine et de l’atelier entre lesquels lui-même circule. Durant sa résidence, Adrien Menu a conçu une nouvelle série de peintures, intitulées Blue Ghost. Cette série a pris comme point de départ un ensemble de photographies réalisé dans le contexte d’une usine où Adrien Menu a observé des situations de machines à l’arrêt recouvertes de bâches en plastique bleu. Les photographies numériques sont modifiées par le biais d’un logiciel sur ordinateur, de nombreux détails sont peu à peu retirés, effacés, pour fabriquer d’autres images dans lesquelles cette figure bleue à la masse informe se déplace dans des décors flous où seuls quelques indices, fragments d’objets ou de mobilier, donnent aux spectateurs un semblant de contexte. Adrien Menu transpose ensuite l’image obtenue par succession d’opérations numériques sur la toile. Il travaille avec la peinture à l’huile, ce qui lui impose des temps très longs de séchage entre les différentes couches, lui permettant de vivre pendant des durées assez longues avec la toile en cours de production, procédant par recouvrement, superposition, convoquant ainsi un temps étiré et un engagement important du corps.

L’exposition est ainsi jalonnée d’évocations de corps et de traces de vie ; elle prend de ce fait une dimension viscérale, convoquant une matérialité plus organique à contretemps de la froideur et la fixité des objets-machines. Ce caractère organique est feint, suggéré par la médiation d’objets qui sont les empreintes d’objets réels tels qu’un matelas dans l’installation De mémoire, le poil hérissé, des noyaux de fruits coulés en plomb dans Choses naturelles, ou un morceau de bois moulé puis tiré en résine dans Filtre. Ces œuvres ont en commun l’usage du moulage, un procédé que l’artiste utilise régulièrement dans sa pratique de la sculpture et qu’il rapproche volontiers des enjeux de l’image du point de vue de la relation au réel. Le moulage produit une ressemblance par contact direct avec la matière, et ce contact physique tient une place centrale dans l’imaginaire que convoque l’artiste ici. Filtre se compose d’un tirage en résine réalisé à partir du moulage d’un morceau de bois évidé partiellement recouvert de pièces de silicone évoquant à la fois la matière de l’écorce et celle de la peau. A chaque extrémité de la sculpture, l’artiste a inséré un bouchon en étain percé suggérant la circulation d’un gaz (toxique ?), et la possibilité d’une respiration. Tâches de rouille, traces d’eau croupie, ou autres restes indésirables nous laissent imaginer une prolifération de formes de contamination, ou d’ingurgitation à la fois matérielles et idéologiques, agissant dans l’espace. Ce lieu édifié par l’artiste, ce lieu qui fait écho à celui qu’il habite, physiquement et mentalement, a les caractéristiques d’un corps. Son état physique est celui de la survie, son état psychique celui de l’angoisse, et son état de conscience celui de la veille, incarné par les petites lumières qui clignotent sur certains objets, nous indiquant qu’ils ne sont pas à l’arrêt, mais en attente.

 

 

Vanessa Desclaux, Octobre 2017

 

[1] Adrien Menu a récolté parmi les courriers électroniques classés automatiquement par sa messagerie dans la rubrique des indésirables (spam en anglais) des messages de nature érotique utilisés pour faire circuler des virus informatiques. Certaines phrases issues de ces messages pourront apparaître dans l’exposition.

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